Paris Match: TIANJIN, LA CATASTROPHE ÉCOLOGIQUE

24 August 2015

China Labour Bulletin is quoted in the following article. Copyright remains with the original publisher

Le 22 août 2015
PAR LEI YANG ET JORDAN POUILLE

« Je venais à peine de m’endormir et les murs se sont mis à vibrer. On aurait dit un bombardement ou un tremblement de terre. Par la fenêtre, j’ai vu cet énorme champignon de fumée noire, de la poussière partout, et puis il y a eu la deuxième explosion. » Liu Lihua, 26 ans, était aux premières loges de la déflagration. Avec son épouse, Ranran, ils occupaient le 19e étage d’une des trente-trois tours de Vanke Harbor City, édifiées pour 3 000 familles à Binhai, la banlieue portuaire de Tianjin.

A 54 kilomètres du centre-ville et à 170 kilomètres de Pékin, ce quartier strié de grandes avenues mêle immeubles neufs et entrepôts. Le lotissement domine un parking de Renault et ­Volks­wagen fraîchement importées. Plus loin, à 700 mètres, se dresse une montagne de conteneurs rouges, verts et bleus : l’entrepôt de Ruihai International Logistics, par lequel ils transitent, en provenance ou à destination du monde entier.

A LEUR RETOUR DE VACANCES, QUELQUES TÊTES D’OFFICIELS DEVRAIENT TOMBER

« A la deuxième explosion, trente secondes plus tard, j’ai vu des colonnes de flammes survoler notre immeuble, poursuit Lihua. Le ciel est devenu rouge vif, les fenêtres se sont renversées sur la moquette, notre porte d’entrée a été déformée par le souffle. Quelqu’un a hurlé “Accident !” dans le couloir et nous avons découvert nos voisins, les pieds en sang, sur le palier. Il y avait des bris de verre partout. Les portes de l’ascenseur étaient défoncées, il a fallu dévaler les escaliers. » Lihua et Ranran échouent sur le trottoir, en pyjama, exténués.

Dehors, l’air est sec, l’odeur âcre. « Nos gorges brûlaient, certains vomissaient mais, toute la nuit, jusqu’à 6 heures, nous sommes restés sur le bitume. » Liu Lihua, ingénieur, a eu de la chance. La façade de son immeuble tournait le dos à l’explosion. Et il n’était pas en première ligne. C’est au nord du lotissement que les dégâts ont été les plus importants.

Sur son petit lit, l’ouvrier Wang ­Huajin, 30 ans, dormait du sommeil du juste au moment de l’explosion. Ce fils de paysans du Henan, attiré par les salaires de Tianjin, était employé comme peintre au chantier de la station de tramway Donghailu, seulement séparée des entrepôts de Ruihai par une autoroute suspendue. Joint le dimanche 15 août par téléphone, il raconte : « Avec une vingtaine de gars, nous dormions dans un préfabriqué devant la station. Soudain, des choses sont tombées du ciel et notre dortoir s’est effondré. Je n’ai pas osé sortir de suite, même si mon dos saignait. Dehors, il y avait du feu partout, nous étions effrayés. Des secouristes m’ont amené à l’hôpital, une infirmière a nettoyé mes plaies. Moi et mes gars, on nous a installés dans la cour d’une école primaire. Hier matin [samedi], nous avons entendu une nouvelle détonation et il a fallu être évacués de nouveau. Nous voici hébergés dans un autre dortoir, sur un ­chantier à ­l’extrémité de Binhai. Je n’ai rien pu emporter avec moi, juste mon téléphone portable. »

Au lendemain du big bang, des drones ont rapporté des vidéos saisissantes : celles de milliers de voitures carbonisées et d’un cratère béant parmi un fatras de conteneurs d’où sortaient d’épaisses fumées multicolores.

Si l’on ignore quelle matière chimique a déclenché l’explosion, vraisemblablement provoquée par l’eau des pompiers dépêchés quarante minutes plus tôt pour une alerte incendie, on apprend que l’entrepôt abritait secrètement plusieurs centaines de tonnes de cyanure de sodium, soit dix fois plus que la quantité maximale de stockage ­autorisée en Chine. Un volume ahurissant quand on sait que ce composant chimique très toxique sert à extraire l’or et ­l’argent... et qu’un kilo à peine suffit à traiter une tonne de minerai !

Liu Lihua et son épouse n’ont pas voulu de l’hébergement d’urgence proposé aux évacués, sans matelas ni couverture. Ils ont opté pour le centre-ville de Tianjin, où la vie suit son cours, où la psychose n’a pas gagné les esprits. Le couple occupe une petite chambre d’hôtel à 15 euros la nuit, à ses frais. Même pour la presse, il ne fait plus bon déambuler dans Binhai. Après un flottement jeudi, les lieux d’accueil des évacués ont été interdits aux médias, surtout aux médias étrangers. Plusieurs équipes de journalistes télé ont été bousculées sans ménagement, à l’entrée d’un hôpital, par de mystérieux civils équipés de talkies-walkies.
Jihua regrette cette tension inutile et décrit les querelles de résidents évacués, révoltés de ne pouvoir récupérer leurs effets, face à des policiers qui, sans explication, empêchent toute intrusion. « Vendredi soir, nous avions réussi à forcer le barrage car nous étions plusieurs milliers. Mais, là, c’est impossible. La police est partout, la zone est bouclée. »

LE PRÉSIDENT XI JINPING A EXHORTÉ LES AUTORITÉS À « TIRER DES LEÇONS TRÈS PROFONDES, ACQUISES AVEC LE PRIX DU SANG »

Sur les réseaux sociaux, l’indignation est générale. Les internautes fustigent les responsables locaux qui, lors de leurs conférences de presse, se contentent de répéter les communiqués publiés dans les médias officiels. « Personne ne dit pourquoi un entrepôt si dangereux se trouvait si proche de nos habitations ! » s’exclame un résident sur Weibo, le Twitter chinois. En mai 2014, Ruihai décrochait une autorisation de stocker des substances dangereuses qui violait la réglementation. « Ruihai se trouvait à 700 mètres de notre résidence et d’une école primaire encore en construction, alors que la loi chinoise impose une distance minimale d’un kilomètre », raconte Lihua. Dimanche après-midi, soit quatre jours après le drame, le Premier ministre chinois, Li Keqiang, est enfin arrivé sur les lieux pour saluer la mémoire des victimes et réclamer « une enquête transparente, afin de faire taire les rumeurs ». Depuis Pékin, le président Xi Jinping a exhorté les autorités à « tirer des leçons très profondes, acquises avec le prix du sang ». A leur retour de vacances, quelques têtes d’officiels devraient tomber. Mais ces leçons seront-elles véritablement tirées ?

La Chine est coutumière des accidents industriels meurtriers, provoqués par des entorses aux règles de sécurité les plus basiques. En 2013, dans la province du Jilin, un abattoir de volailles prend feu après une fuite d’ammoniac due à une défaillance du système de réfrigération. Cent dix-neuf ouvriers périssent dans les flammes : les portes avaient été verrouillées de l’extérieur pour empêcher toute sortie pendant les horaires de travail ! L’année suivante, l’explosion d’une usine de pièces automobiles, proche de Shanghai, fera 75 morts : les salles, peu ventilées et jamais nettoyées, étaient gorgées de poussières de métal et ne demandaient qu’à s’embraser. Au premier semestre 2015, 139 000 accidents industriels ont été enregistrés en Chine, causant 26 000 morts. « Dans la plupart des cas, on relève des infractions claires aux règles élémentaires : pas d’issues de secours ni de formation à la sécurité pour les employés. Et la corruption permet encore et toujours d’échapper aux contrôles », analyse Geoffrey Crothall, de l’association de défense des travailleurs chinois China Labour Bulletin, basée à Hongkong. Dans les ports chinois, le stockage d’une tonne de produit chimique est bien plus taxé qu’une tonne de marchandise ordinaire. On imagine les pots-de-vin versés pour les quantités astronomiques stockées à Tianjin ! Le magazine économique chinois « Caijing » révèle que, parmi les actionnaires de Ruihai, figure le fils de l’ancien chef du bureau de la Sécurité publique du port de Tianjin.

LES CHINOIS BAPTISENT « VILLAGES DU CANCER » LES BOURGADES DES CAMPAGNES ISOLÉES, VÉRITABLES POUBELLES INDUSTRIELLES

Poussées à un développement effréné, les vingt-deux provinces chinoises appliquent comme elles veulent les injonctions de croissance dictées par le gouvernement central. Partout, les grues des futures usines côtoient celles de prochains immeubles résidentiels. Chaque jour, de nouvelles zones de « développement économique », exemptes d’impôts, déroulent le tapis rouge aux investisseurs de toutes sortes. Prêts à graisser la patte des officiels locaux, les promoteurs partent alors en chasse des terrains mitoyens, pour loger les familles des futurs salariés. Le fort ralentissement économique que connaît la Chine, récemment contrainte de dévaluer sa monnaie, a, certes, mis un sérieux coup de frein aux constructions. Mais il n’empêche pas les territoires les moins développés d’accepter toutes les compromissions, tous les dessous-de-table. Usines aux rejets toxiques, centrales à charbon et décharges à ciel ouvert, interdites dans les mégapoles prospères comme Pékin ou Shanghai, sont tolérées, voire encouragées, quelques centaines de kilomètres plus loin. Les Chinois baptisent « villages du cancer » les bourgades de ces campagnes isolées, véritables poubelles industrielles. Alors que les habitants attendent des explications, plus de 2 000 militaires, dont quelques centaines de spécialistes des armes nucléaires, chimiques et bactériologiques, s’affairent à identifier les produits nocifs et à nettoyer le territoire. La pluie est particulièrement redoutée : la dispersion des substances toxiques augmente, avec un risque de réactions chimiques dangereuses.

« Personne ne sait quand on pourra retourner chez soi. Moi, dit Lihua, je pense que nos immeubles ont trop souffert et qu’ils ne résisteront plus à ce genre de secousses. » Des habitants du lotissement ont créé un groupe de discussion sur Internet et organisent la riposte. Du 30 novembre au 11 décem bre, la Chine participera à la Cop21, la conférence mondiale sur le changement climatique, à Paris. Pékin, qui réclame « un accord global, équilibré et ambitieux » et se fixe comme objectif de réaliser une « civilisation écologique », se serait bien passée d’une telle catastrophe

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